vendredi 9 octobre 2009

L’oeuf du serpent : Bergman était dans Berlin, et regardait Abel

En DVD : Bon, allez, avant d’évoquer prochainement en long et en large Fellini (rétro et expo à la Cinémathèque fin octobre), un petit détour par Ingmar Bergman, via l’édition DVD par Carlotta de son film mal aimé, L’oeuf du serpent (The Serpent's Egg, 1977).
Je ne me lasserai pas de signaler la qualité du travail de cette maison d’édition, que ce soit son approche archéologique d’exhumation de trésors oubliés du cinéma, la remasterisation des copies ou la richesse et l’intérêt des bonus.
Bref : L’oeuf du serpent, bien que décrié par les bergmanophiles – le film le plus faible de son auteur, selon Michel Ciment… - est l’occasion pour ceux qui ne connaissent que partiellement le cinéaste suédois d’entrer par la petite porte dans l’univers du maître décédé il y a deux ans. La preuve par quatre.
Entre Fritz Lang et Bob Fosse
C’est tout d’abord une remarquable évocation du Berlin des années 20. Pas de doute : Bergman sait camper un décor, dépeindre une atmosphère. La nuit, le froid, le labyrinthe urbain, l’alcoolisme, la vie nocturne, les petits matins blêmes, la morgue, les chambres froides d’une clinique, les sombres méandres d’un service d’archives, le cadavre d’un cheval dépecé…
Déroulant son action entre le 3 et le 13 novembre 1923, Bergman compose une œuvre picturale qui évoque à la fois les grands peintres expressionnistes (Otto Dix…) et les cinéastes de l’époque, Fritz Lang notamment. Manière pour Bergman de régler sa dette envers le nazisme qui l’avait fasciné un temps, comme il le raconte dans ses mémoires, Laterna Magica.
Acrobaties et paranoïa
Et l’intrigue ? Une enquête à la limite du fantastique qui voit Abel, un acrobate américain, accusé du meurtre de son frère et de sept individus. Traqué par la police, ses démons et un antisémitisme latent, il se réfugie chez sa belle-sœur, une ex-acrobate devenue prostituée. C’est là qu’il rencontre un mystérieux médecin, mi-Mabuse mi-Mengele. Bref, du feuilletonesque, du serial, qui rappelle plus d’une fois Fritz Lang, mâtiné des obsessions bergmaniennes : l’angoisse, la paranoïa, le vide existentiel.
Pour interpréter cet homme à la dérive, aux côtés de sa muse et compagne Liv Ullman, on attendait son acteur fétiche Max von Sydow. Surprise : contraintes de co-production ? Choix de dernière minute ? Bergman fait appel à David Carradine, tout récemment décédé dans les mystérieuses conditions que l’on sait… Choix judicieux in fine d’un acteur étranger à cet univers, qui traduit parfaitement le caractère somnambule de son personnage.
Vision paranoïaque et kafkaienne de l’exil
C’est enfin un film de l’exil. Exil linguistique – c’est le seul film de Bergman tourné en langue anglaise. Exil géographique – c’est le seul film de son auteur tourné à l’étranger, contraint qu’il avait été de quitter la Suède pour des raisons fiscales. En demeure cette atmosphère cafardeuse, paranoïaque et kafkaïenne, propre à deux autres films d’exilés contemporains de L’œuf du serpent : Le Locataire de Polanski, et Monsieur Klein de Losey
Bref, à mi-chemin du Docteur Mabuse de Fritz Lang et de Cabaret de Bob Fosse, L’œuf du serpent s’impose comme une œuvre magistrale sur le Berlin de Weimar, un nid finalement fécond pour les obsessions de son auteur – même si elle ne possède pas la force de ses œuvres majeures (Le Silence, Persona, Fanny et Alexandre).
Travis Bickle

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