mardi 12 février 2013

INTERVIEW - Eyes Wide Shut : Kubrick, la scientologie et la CIA


Artistes : Kubrick’s still alive ! Et bien vivant. Comme le confirme la sortie prochaine de Room 237, documentaire consacré à Shining. Et toute son œuvre est ainsi analysée, disséquée, théorisée, discutée ! Toute, sauf peut-être Eyes wide shut. Jusqu’à ce que Laurent Vachaud, ancien critique de cinéma à Positif, auteur d’articles consacrés à Cimino, Coppola, Stone, Polanski ou…Kubrick, co-auteur de l’ouvrage de référence consacré à Brian de Palma, livre une analyse absolument stupéfiante sur le dernier film de l’auteur des Sentiers de la Gloire, dans le numéro de janvier de Positif. Entretien & décryptage.

Cineblogywood : qu’est-ce qui a retenu votre attention dans Eyes Wide Shut ?
Laurent Vachaud :
J’ai toujours eu un coup de foudre immédiat pour tous les films de Stanley Kubrick. Ses films m'ont obsédé, et je les ai toujours revus avec un plaisir immense. Et à sa sortie, Eyes Wide Shut– était-ce lié aux circonstances, à la mort de Kubrick, à un effet déceptif entretenu par la presse ? – m'avait laissé perplexe. Le film était un peu long. Mais il avait exercé sur moi une réelle fascination. Je me suis procuré son DVD immédiatement, dès sa sortie, pour me le repasser très souvent.

Il y avait un mystère autour de ce film. On disait de lui que pour un Kubrick, il était apaisé. Or Kubrick, c'est toujours violent. Là, on aurait dit qu'il s’était mis à croire au couple, que l'amour conjugal pouvait être sauvé. Alors que la vie de couple chez Kubrick est toujours destructrice – cf Lolita, Barry Lyndon ou Shining.

Pourtant, il tenait depuis longtemps à adapter la nouvelle de Schnitzler dont le film est tiré….
Oui, il en parlait à Michel Ciment dès Orange Mécanique. J'ai lu la nouvelle, Traumnovelle. Et je ne parvenais pas bien à voir ce qui pouvait être kubrickien. Peut-être voulait-il se frotter à quelque chose qu'il n'avait jamais abordé de front : l'humain ? Car quoi de plus humain qu'un rapport conjugal ! Surtout pour un cinéaste qu'on avait toujours accusé d'être désincarné, d'aborder les choses avec un regard d'entomologiste. Pas d'amour chez Kubrick, sauf peut-être Lolita, mais c'est un amour pervers entre un adulte et un enfant. Donc, ce récit ne me paraissait pas très kubrickien à la base. Comme on n'avait pas pu l'interviewer, restait un truc difficilement appréhendable. Le film possédait une atmosphère envoûtante, hypnotique, mais comme son film ne me parlait pas, je me demandais s'il était bien abouti. 

La suite de l'interview ci-dessous.



Mais vous avez persévéré ?
Oui, car ma réflexion sur Eyes wide shut a vraiment commencé en voyant Shining. J'y ai repéré un poster sur lequel était inscrit Monarch. Monarch, c'est une station de ski dans l'Etat de Washington : Monarch City. Mais sur ce poster est inscrit juste Monarch, sans City. Or il se trouve que j'avais lu un ouvrage sur des programmes de lavage de cerveau soi-disant opérés par la CIA, baptisés Monarch et MK Ultra, qui n'ont rien à voir avec Kubrick, et qui n'ont jamais été prouvés officiellement. Quand j'ai vu cette affiche dans Shining, j'ai donc pensé à ce programme de la CIA. Et le lavage de cerveau est l'un des thèmes principaux du cinéma de Kubrick. Qui ne laissait jamais rien au hasard.

Et dans Shining, on peut également voir ce plan avec deux jumelles – qui ne sont pas jumelles dans le roman de King – qui reproduisent juste une célèbre photo de Diane Arbus. Il faut avoir en tête la fameuse scène coupée de Shining où Shelley Duvall fait venir un médecin auprès de son fils Danny après un éblouissement. Alors que le médecin pose des questions, la mère en vient à évoquer les brutalités dont a été victime son fils après des crises d'alcoolisme de son père. Donc, un enfant martyrisé, Monarch... Et si Kubrick disait quelque chose sur les rapports entre le père et le fils, l'angoisse viscérale d'un enfant à l'égard d'un père potentiellement infanticide, la protection que se crée un enfant via le shining créé par de la maltraitance ? Dans Shining, il est donc fait référence aux personnalités multiples, à un traitement sur les points de rupture de la personnalité et à l'enfance martyrisée via ces deux jumelles.

Et dans Full Metal Jacket, on martyrise également de jeunes recrues, à un point tel qu’elles se font sauter la cervelle ! Et Orange Mécanique n'est-il pas une quasi-métaphore de MK Ultra ? Et donc, pourquoi tous ces thèmes rampants – enfance maltraitée et lavage de cerveau – seraient-ils absents de Eyes wide shut ?


Vous avez donc essayé de voir Eyes wide shut à l’aune de ces thématiques ?
Oui. Et le point d'entrée, c'est pour moi la cérémonie d'avant orgie (une messe noire ritualisée, où les femmes masquées esclaves sexuelles se lèvent telles des automates). Il y a là une forme d'envoûtement. De fil en aiguille, j'en suis venu à revoir le film différemment, notamment le personnage de Nicole Kidman. Il y a beaucoup de correspondances entre elle et les autres personnages féminins, notamment ceux de l'orgie. Et si le film essayait de nous dire que Nicole Kidman était une femme manipulée par un traitement qu'elle aurait subi ? Et tout en prenant ces témoignages avec beaucoup de pincettes, j'avais notamment lu que Monarch avait été utilisé sur des femmes pour les transformer en esclaves sexuelles pour des présidents des Etats-Unis ou des sénateurs.

Et en m’attardant sur Eyes wide shut, j'ai vu un truc stupéfiant : dans le 1er plan, on voit la pyramide maçonnique – deux piliers encadrent le plan. Cette pyramide, on la retrouve dans beaucoup de films de Kubrick, notamment l'affiche d'Orange Mécanique. Ca ne peut donc pas être un pur hasard ! Il y a donc quelque chose de cryptique.

Qui serait quoi, en l’occurrence ?
Dans les films de Stanley Kubrick, il y a toujours une force supérieure qui domine le personnage principal. Celui-ci pense avoir un libre arbitre, alors qu'il est manipulé et vidé de son humanité. Ce devait également être le cas pour Eyes wide shut ! . D’ailleurs, le film ne s'intitule pas Eyes wide shut pour rien (les yeux grand fermés). C'est flagrant dès le 1er plan, où notre regard est attiré par la nudité de N. Kidman plutôt que sur ce que Kubrick voulait montrer. Tout se passe comme si Kubrick nous disait « je vais vous faire un film érotique, donc voilà ma scène. Mais vous êtes tellement aveugle, vous ne voulez voir que la nudité de Nicole Kidman, vous ne voyez rien d'autre ». Car regardez comment le titre est amené : on voit d'abord Nicole Kidman de dos, la robe qui tombe, nue, puis fondu au noir, comme un oeil qui se ferme, puis le titre s'inscrit sur fond noir. Tout se passe comme si un voyeur s'était dissimulé dans la chambre, et regardait Kidman. Pour moi, c'est l'oeil des Illuminati, l'oeil qui voit tout, l'oeil de cet ordre supérieur que symbolise le personnage incarné par Sydney Pollack, Ziegler. Dès lors, j'avais une structure pour aborder tout le film. S'y rajoutent les allusions au Magicien d'Oz, récit qui possède aussi un sens cryptique – Le Magicien d’Oz avait d’ailleurs été utilisé pour des programmations de victimes Monarch, comme Alice au pays des Merveilles.

Autre détail troublant dans Eyes wide shut : la petite fille du couple ne sert à rien dans le scénario. Et si Kubrick l'y a mise, ce n'est pas pour rien. Peut-être pour accentuer le caractère normatif de ce couple ? Mais quand on connaît la rigueur de SK... J'ai alors pensé que la femme pouvait être sous contrôle mental, et que la petite allait être la prochaine victime. Tom Cruise serait donc complètement acheté par ce milliardaire membre d'un ordre occulte, qui utilise sa femme comme esclave sexuelle et qui va probablement s'attaquer à sa fille. Le masque sur l'oreiller, c'est une manière de dire à Tom Cruise « On peut rentrer chez toi ».

Or à la fin d'Eyes wide shut, dans le magasin de jouets, on peut repérer 3 personnages dans les rayons de jouets qui figurent à la fête de Sydney Pollack au début ! Est-ce un enlèvement ? Kidman détourne-t-elle l'attention de Cruise parce sa fille va être kidnappée ? La petite a 7 ans – c'est exactement l'âge à partir duquel les enfants sont traumatisés dans le programme Monarch ; quand elle prépare sa fille, elle la traite comme une petite poupée ; quand elle porte son costume de libellule au début, c'est certes une allusion au ballet Casse-Noisette qu'elle va regarder à la TV, mais Monarch, c'est aussi le nom d'un papillon, auquel ces ailes font penser....! Pas possible que tous ces détails soient dus au hasard.

Peut-être est-ce l’influence du co-scénariste d’Eyes wide shut, Frederic Raphael ?
Non, car tous ces éléments ne figurent pas dans le scénario de F. Raphael. Kubrick les a amenés sur le plan visuel. Les lumières papillonnantes et hypnotiques, le rythme ralenti de la diction de Tom Cruise et Nicole Kidman, Nicole Kidman qui se met par 2 fois à devenir autre sous influence d'alcool ou de drogue.... Il faut savoir que Monarch est un programme qui utilisait activement des drogues ! De plus, quand j'ai vu que Kubrick avait transformé l'officier militaire sur lequel fantasme Nicole Kidman en officier de marine, que Ron Hubbard, le fondateur de la Scientologie, était officier de marine, que les membres de l'élite de la Scientologie sont tous habillés en officiers de marine, que Cruise est dans la Scientologie, que la fille de Kubrick y est également, je me suis dit que tout cela faisait sens. C'est ce que j'ai structuré dans mon article de Positif.


Ces résonnances trouvent donc des échos la vie de Stanley Kubrick ?
Je l'ignorais complètement. J'aurais écrit l'article (dans Positif, 623, janvier 2013) même si la fille de Kubrick n'était pas rentée dans la Scientologie. Pas possible qu'il y ait autant d'indices et de signes quand on connaît le contrôle absolu que le réalisateur exerçait sur ses films ! Si quelque chose est là, c'est qu'il l'a voulu. Et Eyes wide shut est un de ses films à la tapisserie visuelle la plus riche. Ses films ont un tel pouvoir hypnotique qu'on se dit qu'il a tendance à raconter autre chose que ce qu'il prétend au 1er abord.

Alors, reste un mystère : pourquoi avoir mis tous ces détails dans son film si personne ne peut les repérer facilement sans le disséquer plan par plan ?
En fait, Eyes wide shut me paraît extrêmement cohérent avec le reste de sa filmographie vu sous cet angle, alors que ce n'était pas le cas au 1er abord avec son côté seulement schnitzlerien. C’est un procédé propre à Kubrick. Shining peut ainsi aussi être vu comme l'histoire d'un père créativement impuissant qui ne peut plus écrire, condamné à répéter la même phrase à l'infini, devenu jaloux de son fils, détenteur d'un pouvoir de génération d'images qui diminue encore plus son père – d'où la nécessité pour le père de tuer le fils. 

Pareil pour Full metal jacket. Avant que les GI's ne partent au front dans les rizières, l'un d'entre eux dit avoir vu un de ses amis revenir du front avec un regard bizarre, the stare, ce regard qui va plus loin. Et tous ceux qui vont in the shit (Le merdier, pour désigner le bourbier vietnamien) ont ce regard - pas les jeunes recrues. Et la jeune sniper vietnamienne de 13 ans semble avoir un don : viser à travers les murs. Mon hypothèse, c’est que si Matthew Modine la tue, c'est pour s'emparer de ce don, pour absorber ce stare. Barry Lyndon, c'est quelqu'un qui croit avoir son libre-arbitre, mais dont le sort est scellé d'avance par une voix off qui nous raconte très en amont tout ce qui va lui arriver, notamment ses tragédies personnelles : la mort de son fils, sa ruine financière, son divorce. Et tout arrive au moment où il est censé être le plus heureux ! Il y a donc une sorte d'ironie là-dedans, propre à Stanley Kubrick.

Et c’est ironique de sa part de glisser ces éléments tout en utilisant Tom Cruise et Nicole Kidman tous deux adeptes de la scientologie !
Peut-être. Apparemment Tom Cruise et Nicole Kidman ont toujours dit beaucoup de bien de Stanley Kubrick. Pour pouvoir faire un film sur un sujet aussi complexe pour une major américaine comme la Warner, il fallait que Kubrick ait des atouts commercialement attirants. Le couple Cruise-Kidman, c'était les Burton-Taylor du cinéma américain de la fin des années 90. Cela a dû jouer dans le choix de Kubrick en termes de potentiel commercial. Mais j'ai du mal à penser qu'il n'ait pas pris en compte le fait qu'ils soient membres de la Scientologie. Vu que sa fille en faisait partie, tout cela est très troublant. Et le film montre un personnage masculin complètement manipulé qui renvoie à l'image d'un Tom Cruise sous l'emprise de la Scientologie. Sous cet angle, il peut être vu comme ironique. Etait-ce l'intention de Stanley Kubrick ? Le propre des grands films, c'est qu'on puisse y voir quelque chose de nouveau à chaque fois qu'on les examine. Et Eyes wide shut, à ce titre-là, est un très grand film.

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Propos recueillis par Travis Brickle

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