jeudi 7 novembre 2013

EXCLUSIF - François Busnel : "Mon Oncle Benjamin est un des plus grands films de ma vie"


En Blu-ray : Poursuivant la mise en valeur de son formidable patrimoine, Gaumont a édité en Blu-ray la version restaurée d’un bijou du cinéma français, Mon Oncle Benjamin (1969). Devant la caméra d’Edouard Molinaro, Jacques Brel interprète un médecin du XVIIIe siècle libertaire et libertin, en butte contre les institutions. Ce film, François Busnel en est fou. Fou amoureux. Au point d’être intarissable sur le sujet. L’animateur de La Grande Librairie et directeur de la rédaction de Lire s’en explique à Cineblogywood dans un entretien passionné.



Cineblogywood : Pour toi, François, il n’y a pas que la littérature dans la vie. Il y aussi le cinéma… et le Pommard ! Dans un bonus du Blu-ray de Mon Oncle Benjamin, l’écrivain Alexandre Jardin et toi interviewez Edouard Molinaro avec l’enthousiasme de deux fans devant leur idole. Avant d’évoquer ton admiration pour ce film, raconte-nous comment a été organisée cette rencontre…

François Busnel : D’abord, les meilleures questions, en littérature et en cinéma, ne sont jamais celles des soit-disant spécialistes, des universitaires ou des critiques. Tu es bien meilleur quand tu es fan, quand tu es dans l’enthousiasme et la curiosité. Et quand tu es face à l’auteur d’un film que tu tiens pour peut-être l’un des plus grands films français et des plus grands films de ta vie, tu poses des questions de cinéphile, de fan. 

En 2007, un type de la Gaumont m’appelle en me disant que va être édité un coffret Molinaro mais que ce ne sont pas des films grand public. Il ne trouve personne pour en parler et Alexandre Jardin lui dit que je suis le spécialiste de Mon Oncle Benjamin. Je lui réponds que c’est trop d’honneur mais qu’en effet, c’est un film que j’ai vu 80 fois et dont je connais à force chaque réplique. Il me demande si j’ai envie d’interviewer Molinaro. Je lui réponds que je n’ai pas envie de faire une interview classique mais que j’ai des questions à lui poser et que je voudrais venir avec Alexandre. 

On a préparé notre coup ; on a re-regardé le film. Et pour rendre hommage à Molinaro, qui est le dernier de la bande puisque tous les autres – Brel, Blier, Préboist, Claude Jade - sont morts, on est venu avec les t-shirts qu’on avait faits pour une Benjaminade et avec un vin de qualité.  Il faut savoir qu’Alexandre ne boit que de l’eau et du Coca. Il ne boit que deux fois par an : à Noël et lors des Benjaminades !




Vous évoquez ces Benjaminades au cours de l’entretien. C’est assez étonnant. Peux-tu expliquer de quoi il s’agit à nos lecteurs ?

Avec des amis, on a créé le Club des amis de Mon Oncle Benjamin et on organise des Benjaminades. Cela consiste généralement à être aussi fou que ces gens de grande vitalité que l’on voit dans le film. Donc on se réunit, on casse la tirelire, on met tout en commun, on privatise un cinéma, on loue la bobine du film, on achète des bouteilles de vin, du très bon saucisson, du très bon jambon et on se retrouve à une vingtaine dans le cinéma à faire une orgie en buvant, en mangeant et en regardant le film. Je l’ai fait cinq ou six fois, dont deux ou trois fois avec Alexandre. Cela me fait penser qu’on n’en a pas fait depuis quelques années. On travaille trop ! Il va falloir en remettre une au goût du jour.

Tu viens de dire que Mon Oncle Benjamin est l’un des plus grands films de ta vie. Pourquoi ?

La vie m’a conduit vers la littérature mais cela aurait très bien pu être vers le cinéma. Depuis longtemps, je suis un avaleur de films absolument "ogresque". Et Mon Oncle Benjamin est un des cinq ou six films qui ont joué de façon décisive dans ma vie, dans mes orientations. Je l’ai découvert peu après ma Terminale, à la fin des années quatre-vingts, à une période où tu te poses des questions. A la base, c’est l’histoire d’un type qui se demande s’il doit continuer à faire la fête avec les copains ou si un jour, il faudra qu’il se case. Et si oui, quelles en seront les conséquences.

C’est aussi et surtout une œuvre qui s’inscrit dans une tradition qui va de Ronsard à Montaigne, en passant par Cyrano de Bergerac. C’est la grandeur, le panache, une certaine noblesse, l’amitié, le partage, le respect, la certitude que la vie de couple est un cagibi et que le grand air nous réussit mieux. C’est la très belle phrase d’Albert Camus : "Pourquoi faudrait-il aimer peu pour aimer beaucoup ?".

Aujourd’hui, on ne pense qu’à se venger. Benjamin, que fait-il pour venger son honneur bafoué par le marquis de Cambyse [Bernard Blier, NDLR] ? Au lieu de le provoquer en duel, de lui ruiner sa réputation, il baise sa femme ! "J’ai décidé que votre mari serait cocu", déclare Benjamin à la marquise. Ce à quoi elle répond : "Monsieur, j’y tiens absolument". Et il se fait aimer d’elle. C’est extraordinaire ! Cela s’appelle l’élégance, l’esprit, la beauté du geste, l’inutilité… 

On retrouve les mêmes accents que dans un autre film magnifique et grandiose, le Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau et Jean-Claude Carrière : "Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès ! Non ! Non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile !" C’est la morale de Benjamin : il se bat contre les préjugés, contre la bêtise, contre l’arrogance, contre l’ambition, avec comme arme une canne – pas d’épée car il n’est pas gentilhomme -, avec une bonne bouteille – du Volnay ou du Pommard -, et puis avec des amis.


Connaissais-tu le livre de Claude Tillier dont est tiré le film ?

Non, il est d’ailleurs très confidentiel et aujourd’hui en partie épuisé. C’est en voyant le film pour la première fois, que je me suis dit : "C’est incroyable. Dans une époque corsetée, dans une époque de crise, il y a une insouciance, une légèreté, tout en étant proche des grands drames". Car Mon Oncle Benjamin, c’est un livre et un film magistral sur la maladie, la mort, la séparation, l’exil. C’est quand même l’histoire d’un mec qui certes est rebelle mais qui voit mourir son meilleur ami, qui est condamné à l’exil et qui sait parfaitement que le bonheur à deux est impossible. Et tout cela est allié avec une grâce, une légèreté, un humour qui en font un hymne à la vie. C’est le remède à la déprime ambiante en même temps qu’un manuel de savoir-vivre. Après avoir vu le film, je me suis jeté sur le livre qui est tout aussi fort. J’en ai aujourd'hui sept éditions, dont certaines très rares, magnifiques.

Depuis une certaine affaire dans un hôtel new-yorkais, le libertinage a refait la Une des médias. Pour autant, on est loin du libertinage tel qu’il est représenté dans le film…

Le libertinage dont tu parles, celui du Carlton, ce n’est pas du libertinage car le libertinage ne consiste pas à prendre de force. Il y a une scène dans laquelle la femme d’un notaire s’offre à Benjamin. Elle est à moitié nue, très belle. Mais Benjamin ne l’a pas choisie et il lui dit : "Madame… pour ne pas vous servir". Et il se barre ! C’est ça, être libertin. Dans libertin, il y a liberté et ce n’est pas la liberté d’asservir l’autre, de prendre, de violer. C’est le choix librement consenti et mutuel. D’ailleurs, c’est un des films les plus respectueux qui soit envers les femmes alors que c’est un film de séducteur. Molinaro aime les femmes, ça se voit. Il les filme merveilleusement bien. Elles ne sont jamais dévoilées. Il y a cette esthétique post-68, sans tomber dans du David Hamilton ou dans la vulgarité.


Celui qui porte le film, c’est évidemment Jacques Brel…

Le coup de génie, c’est d’avoir confié le rôle de Benjamin à Brel et pas à un bellâtre. Objectivement, Brel n’est pas beau. Il a la classe, moi je l’adore mais enfin, ce n’est pas Robert Redford. Et c’est la preuve que tu n’as pas besoin d’être beau pour te faire aimer. Il y a autre chose. Et plus tu visionnes le film, plus tu vois cette autre chose. Cela s’appelle un supplément d’âme. Benjamin adopte un gamin, il soigne gratuitement les pauvres, il part en prison avec un livre qui est celui de Ronsard et il lit les odes à Marie qui sont quand même un des sommets de la beauté. Voilà, Benjamin, c’est quelqu’un pour qui la beauté compte. 

Et c’est en ça que ce film a aussi changé ma vie. Il t’oblige à te poser la question : "Qu’est-ce que c’est que résister à l’air du temps ? Qu’est-ce qu’un résistant ?" Je fais un métier qui n’est pas rentable et qui est inutile car la littérature, comme le cinéma, la philosophie ou la musique, ne sont pas rentables et sont inutiles. Mais dans un monde où tout est voué au rendement, il est bon qu’il y ait encore des choses inutiles. Oui, défendons la poésie. Oui, défendons la musique, le cinéma, la littérature car ce sont le signe de ralliement des grandes âmes. 

Ajoute à cela : le vin, qui est l’élément fédérateur et qui montre que, justement, il n’y a pas de classes sociales. Finalement, le vicomte de Pont-Cassé [interprété par Bernard Alane, NDLR], c’est un abruti, un bellâtre, certain d’être né. Et tout à coup, il devient l’ami de Benjamin car il sait tâter du Puligny-Montrachet et du Pommard. Mon Oncle Benjamin propose une autre vision de la vie, où le sexe ne s’appelle pas du sexe mais de la séduction, où l’alcool ne s’appelle pas de l’alcool mais du vin. On ne s’alcoolise pas, on boit. On sait boire. Au début du film, Benjamin demande à Manette [Claude Jade], la fille de l’aubergiste : "La compagnie est déjà là ?" Elle lui répond : "Une belle bande d’ivrognes". Et lui : "Ah non ! De nobles épicuriens qui philosophent jusqu’à l’ivresse". C’est ça, la vie ! Ce film, c’est un remède à la déprime. Les rares fois où j’ai un petit coup de mou, je regarde Mon Oncle Benjamin et c’est reparti pour dix ans !

Un bonus du Blu-ray nous apprend que, pendant le tournage, la compagne d’Edouard Molinaro s’est tuée dans un accident d’avion. Et pourtant, se dégage du film une joie de vivre immense…

C’est Jacques Brel qui a voulu faire ce film. Et tu ne peux pas t’empêcher de penser qu’en 1969, quand le film est tourné, Brel sait ou pressent qu’il est malade et qu’il en mourra. La maladie l’emportera en 1977. Molinaro et Brel, les voilà en train de tourner un film dont le sujet pourrait être aussi : comment vivre malgré la mort ? C’est un film profondément hédoniste, libertin, mais derrière tout cela, il y a la certitude que le temps sur Terre nous est compté. Donc jouissons ! [Ecoutez ci-dessous François Busnel décrire la scène la plus belle du film, NDLR]




Légèreté et gravité... Mon Oncle Benjamin est un film qu’aurait pu tourner Philippe de Broca. Il y aurait certainement apporté plus de mélancolie, d’ailleurs.

La comparaison avec Philippe de Broca, que je mets très, très haut parmi les cinéastes, est justifiée. Cela me fait penser aussi à cet autre cinéaste génial qu’est Bertrand Tavernier et à Que la fête commence.

Malgré tout le respect que j’ai pour Molinaro, le seul petit reproche que je fais à Mon Oncle Benjamin, c’est sa réalisation, qui est un peu datée. Un de Broca ou un Rappeneau l’aurait mieux mis en scène.

Tu as raison, ce n’est pas un grand film au sens formel. Les zooms et dézooms, ce n’est pas possible ! Tu devrais interviewer Molinaro sur ton blog. Il le dit lui-même, c’était un tâcheron. Mais il laissait faire ses acteurs et cela donne un film prodigieusement vivant. Alors, oui, Mon Oncle Benjamin n’est pas un chef-d’œuvre mais plus ça va, plus les chefs-d’œuvre me gonflent. Je vais probablement faire comme tout le monde et m’acheter Le Septième sceau qui sort en Blu-ray mais je ne suis pas sûr que je vais le regarder 80 fois. Mon Oncle Benjamin, c’est bordélique, c’est mal filmé, c’est mal monté, il y a plein de défauts mais il y a Claude Jade, Brel, Blier et il y a ce propos qui l’emporte sur le reste. Il ne faut pas chercher la perfection mais l’émotion.

Anderton

Aucun commentaire: