lundi 3 février 2014

Goltzius et la Compagnie du Pélican : le spectateur est largué (1/2)


La cinéphilie implique le débat. Certains films divisent, y compris au sein de la rédaction de Cineblogywood. Illustration avec Goltzius et la Compagnie du Pélican de Peter Greenaway. Travis Bickle a aimé (lire sa chronique), Anouk est restée sur sa faim. Elle nous explique pourquoi.
 En salles : Après La Ronde de Nuit (2008) et le documentaire Rembrandt j’accuse, Peter Greenaway poursuit ce que ses producteurs appellent un triptyque sur les peintres avec Goltzius et la Compagnie du Pélican. Peinture, fable historique... mais surtout érotique. Tabous, interdits, désirs... Goltzius et la Compagnie du Pélican réactualise Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander (Woody Allen)... fin XVIe.


Coquin-culture : un film deux en un ?

Qui n’a jamais rêvé d’une blanche femme en longue chemise de flanelle, lascivement étendue sur un lit à baldaquins ? Deux en un, le nouveau Greenaway est l’occasion pour vous d’assister à tous vos fantasmes les plus anachroniques... tout en se cultivant ! Goltzius, c’est l’histoire du graveur éponyme du XVIe siècle, célèbre pour ses talents de copiste, d’imprimeur et de peintre. Il sollicite le Margrave d’Alsace (Marquis) pour récolter des fonds et ouvrir une imprimerie, accompagné de sa troupe de théâtre aux mœurs très libérées. 

Connu pour sa tolérance et ses goûts libertins, le Margrave autorise à sa cour une liberté de parole et d’expression exceptionnelles pour l’époque. Goltzius et sa troupe proposent donc de jouer six scènes érotiques de l’Ancien Testament en échange des fonds. Ils illustrent ainsi des tabous sexuels directement sortis de la Bible, qui choquent et émeuvent à la fois une cour qui se délite peu à peu. Déchiré par les querelles moralistes et les désirs naissants, le royaume s’enfonce simultanément dans le puritanisme et le libertinage.

Goltzius, le double maléfique


Comme Goltzius à son époque, Greenaway réalise une œuvre que l’on pourrait qualifier d’avant-gardiste. Plasticien de formation, il s’essaye (se risque ?) à de nombreuses propositions (images démultipliées, montage et collage de différents plans, split screen revisitant les lois de la gravité) dont la plus réussie est peut-être le mélange de séquences filmées et de gravures dans un même plan. L’Europa de Von Trier n’est pas loin, avec ses assemblages couleurs et noir et blanc... D’un point de vue formel le film est donc très réussi, le travail du chef opérateur Reinier van Brummelen est incroyable, et les inspirations picturales du réalisateur très claires. La clarté confine d’ailleurs à la pédagogie, voire la lourdeur, lorsqu’un montage alterné rapproche une scène avec diverses illustrations bibliques et autres tableaux, au cas où le spectateur n’aurait définitivement rien compris. 

Ce dernier peut au moins se divertir avec l’accent du personnage principal, comparable à celui d’inspecteur Clouseau (célèbre lumière de La Panthère Rose) qu’il peut écouter à loisir : le film s’organise autour de ce personnage principal, à la fois acteur et narrateur de l’histoire. Dans un non-lieu capitonné, où des taches d’encre s’ébattent allégrement en arrière-plan, Goltzius conte les faits, les analyse rétrospectivement avec une distance ironique, pour ne pas dire grotesque.

Le choix du poète hollandais (acteur pour l’occasion) Ramsey Nasr pèse lourdement sur le personnage, qui n’est ni drôle, ni dramatique, adressant des clins d’œil appuyés à la caméra tout en partageant ses joutes clairement cochonnes. Mais au niveau du casting, ce choix seul est discutable, les autres comédiens allient beaucoup mieux le grotesque au sérieux, l’érotique à l’artistique. On remarque d’ailleurs la très jolie Kate Moran, que l’on a pu admirer dans Les rencontres d’après minuit (Yann Gonzalès). Toujours aussi gracieuse, son talent est cependant beaucoup moins mis en valeur, alors qu’elle campe un des personnages principaux. Une des scènes les plus réussies du film tient par ailleurs à l’émotion qu’elle donne pendant une danse érotique au Margrave.

Entre bagage culturel et film-valise

Inventif, dramatique, et parfois amusant, Goltzius donne sa propre définition du baroque, entre surenchère esthétique et mélange spatio-temporel (des décors purement symboliques, une esthétique très moderne pour un film d’époque). Dommage qu’il franchisse la frontière devant laquelle Baz Luhrmann (Moulin Rouge, Gatsby le Magnifique) prend toujours soin de s’arrêter. Avec Goltzius et la Compagnie du Pélican, Peter Greenaway est au carrefour de plusieurs arts (peinture, musique, gravure, cinéma), et tente de les lier... mais rien à faire, la valise ne ferme pas !

Comme les cadres saturés et la musique trop riche, le film peine à traiter tous les thèmes qu’il aborde et se perd en détails... en larguant le spectateur en route. En juillet 2013, le réalisateur confie dans un entretien que "le cinéma engage profondément le spectateur, alors qu’il n’est qu’un médium artificiel" puis affirme qu’il "aime cela, et joue sans cesse avec le spectateur". Artificiel, pour sûr ! Laissé en dehors de la partie du début à la fin, le spectateur n’a pas même le temps d’ingérer tout ce qui lui est proposé que le plan change déjà, au rythme d’un montage trop rapide qui ne laisse aucune part à l’émotion. Saturé d’informations, de références, de regards complices avec le narrateur, il est sans cesse sollicité, sans être pris en compte. Limites de la liberté d’expression, morale contre désir, écartèlement de l’homme entre interdits et religion... A vouloir présenter une œuvre à la fois drôle et grotesque, coquine mais cultivée, Peter Greenaway signe un film uniquement esthétique, comme un paquet cadeau rempli de rubans. 

Anouk

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