mardi 2 juin 2015

Le Cri du sorcier : Théorème, façon Roeg



En DVD et Blu-ray : Quatre ans après la réédition triomphale de Deep End, voici un autre film singulier du Polonais Jerzy Skolimovski qui sort des limbes, Le Cri du sorcier (The Shout). Pourtant auréolé du Grand Prix du Jury à Cannes en 1978, il était resté tapi dans un coin de la cinéphilie mondiale, comme encore de trop nombreux films du réalisateur, très difficilement visibles – Travail au noir, Le Bateau-phare ou Le Succès à tout prix. Avec Le Cri du sorcier, le cinéaste s'inscrit dans le sillage d'un Nicolas Roeg, pour livrer une fable fantastique, unique en son genre, à la fois perturbante et dérangeante qui mêle folie, chamanisme, Angleterre et autopsie d'un couple. Pas moins. Décryptage.

Un film charnière

Exilé en Angleterre depuis 1968, Jerzy Skolimovski venait de subir un lourd échec commercial et critique avec son adaptation de Nabokov, Roi, Dame, Valet (1972), avec David Niven et Gina Lollobrigida. Alors qu'il est en plein doute sur la suite à donner à sa carrière, un jeune producteur, Jeremy Thomas (futur producteur de Bertolucci, Oshima et Cronenberg) lui apporte un scénario tiré de l'oeuvre du poète et spécialiste de la mythologie, le Britannique Robert Graves, très connu et réputé outre-Manche. 

Si l'irrationnel du récit ne le passionne pas plus que cela – malgré des scènes impressionnantes, notamment celle du cri – le cinéaste va s'attacher à décrire par le menu l'incroyable ménage à 3 qui prend une tournure sado-masochiste entre Alan Bates, John Hurt et Susannah York. Racontée en flashback par Alan Bates à un jeune auteur qu'on soupçonne être Robert Graves, l'intrigue principale est narrée depuis un asile de fous, dans la très british campagne du Devon, où se déroule une curieuse partie de cricket entre les pensionnaire d'un asile d'aliénés et les habitants du village. Narration syncopée et rhizomique pour laquelle Skolimovski décrochera le Grand Prix à Cannes en 1978 et renouera avec le succès critique international. 

Dans le sillage des Chiens de paille et de Théorème

Avec pour cadre le Devon, ses rituels, sa campagne chatoyantes, ses dunes sauvages, ses flots déchaînés, sa météo capricieuse, Le Cri du sorcier rappelle bien des fois certains films de la même époque : The Wicker man, de Robin Hardy, et son incroyable fête païenne ; le début de Ne vous retournez pas, de Nicolas Roeg. Et surtout Les Chiens de paille, de Sam Peckinpah, qui auscultait l'irruption de la violence dans un village du Pays de Galles, et es effets sur un couple. Même description sardonique des rituels conjugaux, même cadre a priori idyllique et retiré du monde, même empreinte durable dans les cerveaux. Enfin, par son côté destructeur, le personnage incarné par Alan Bates rappelle l'ange exterminateur de Pasolini, dans Théorème.

Structure irréelle et onirique

Un peu à la manière de Robert Altman dans Trois Femmes ou Quintet, Skolimovski privilégie les jaillissements visuels en dehors de toute logique rationnelle. De l'irruption d'un aborigène au lointain sur une plage du Devon à la pose déconcertante de Susannah York, filmée en noir et blanc, qui évoque le tableau de Bacon, Woman Dog, en passant par la minutieuse description du travail de John Hurt en matière de musique atonale, ou l'apparition d'un mystérieux paon au milieu de l'asile, le film regorge de surprises, à la fois déconcertantes et totalement cohérentes avec l'ambiance chamanique du film. Jusqu'à citer mot pour mot Macbeth et sa tirade sur le bruit et la fureur. 

Déchirement sonore

Prouesse technique, car ce film est l'un des tout premiers films à utiliser le potentiel du son Dolby à des fins directement cinématographiques. Vous ne serez pas près d'oublier la scène pivot du cri, moment intense et nietzschéen, d'une puissance inouïe. Poussé par Skolimovski lui-même, ce cri l'amena au bord de l'évanouissement. Autre point à signaler à propos du travail sur le son : la description des expériences sonores du compositeur incarné par John Hurt (jeu avec l'eau et les billes, sur une plaque métallique). Ou bien la rémanence du cri du paon sur le terrain de cricket, à vous glacer les tympans. A quoi il faut ajouter le score au synthé de Tony Banks et Mike Rutherford, les fondateurs de Genesis.

Jaillissements picturaux

Au déchirement sonore répond un univers pictural fortement marqué. Bien évidemment, Le Cri de Munch est LA référence  de cette œuvre fantastique. La manière dont la scène est tournée, comme isolée du reste du film, montre à quel point Skolimovski attache de l'importance au peintre norvégien. Autre référence, explicite : Bacon. Outre le fait que de très nombreuses illustrations sont épinglées dans le laboratoire sonore de John Hurt, un flash incroyable en noir et blanc fige Susannah York dans la position de la Woman Dog du peintre. Bacon, donc, Munch : autant d'univers picturaux qui viennent donner une sourde inquiétude à l'Angleterre dépeinte par le cinéaste. Et ce n'est sûrement pas un hasard si le cinéaste s'est reconverti en peintre. Toiles que l'on aperçoit dans The Ghost Writer, de son compatriote et contemporain Polanski.

Trio vénéneux

Enfin, pour incarner ce trio, Skolimovski a fait appel à trois acteurs totalement investis par leurs rôles, et dont le jeu en dit autant sur leur formation que sur leur personnage : Alan Bates écrase de sa stature shakespearienne le reste des personnages ; John Hurt, de par son jeu Actor'sStudio, dégage une fièvre particulière, celle de la victime humiliée ; enfin Susannah York, animale et intuitive, a le rôle ingrat de celle par qui le scandale arrive. Trio vénéneux, totalement investi dans l'ambiance fantastique de Skolimovski.

A noter : le magnifique travail de restauration sur l'image et le son sur cette édition Elephant Films est accompagné d'une présentation du film par Philippe Dionnet, qui livre quelques clés biographiques sur les principaux acteurs et techniciens qui ont participé au film.

Travis Bickle


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